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Cesaria Evora, diva bonne vivante jusqu’à la mort

La chanteuse capverdienne Cesaria Evora, surnommée la "diva aux pieds nus", est morte samedi à 70 ans dans son île natale de Sao Vicente, dans l'archipel du Cap-Vert.

Cette fois, c’est sûr, il n’y aura plus de rappel possible. A peine trois mois après avoir annoncé, pour des raisons de santé, son retrait de la scène, Cesaria Evora, la chanteuse africaine la plus écoutée de la planète, l’impératrice de la sodade cap-verdienne, s’est éteinte définitivement, à l’âge de 70 ans. Après vingt-deux ans d’une carrière aussi tardive qu’exceptionnelle, son cœur fragile a flanché pour de bon, dans un hôpital de Sao Vicente, son île natale, où elle avait été admise suite à une insuffisance cardiaque. Le cœur a ses excès, que la raison ignore : son amour immodéré pour les batatinhas, ces petites chips portugaises qui lui étaient pourtant interdites, lui a été fatal. Car la diva aux pieds nus et à la voix profonde, veloutée, vieillie comme le bon cognac qu’elle consomma autrefois de façon immodérée, est morte comme elle a vécu : en bonne vivante, les orteils toujours à l’air dans ses vieilles galoches en plastique, qu’il vente ou qu’il pleuve, et le caractère entier, trempé dans une jeunesse de misère, de galères et d’amours déçues, que le succès et les disques d’or n’ont jamais altéré.

Elle qui, en interview, ne se livrait que par bouts de phrases et petites anecdotes, n’était d’ailleurs jamais aussi prolixe que quand elle parlait du passé : ces années anonymes passées à écumer les bars de Mindelo, où on lui donnait la pièce contre une triste morna ou une dansante coladeira. « Quand j’en sortais, au petit matin, il y avait toujours un ami qui me demandait de m’arrêter sous la fenêtre d’une future conquête pour chanter la sérénade », se souvenait-elle encore avec nostalgie il y a quelques années, dans cet hôtel modeste du 17e arrondissement où elle descendait toujours à chacun de ses passages à Paris. Aux grands restaurants, elle préférait le troquet voisin, où elle s’attablait dehors, sur le trottoir, et conversait parfois avec les passants. De la même façon qu’elle accueillait volontiers chez elle, dans sa grande maison au Cap-Vert, les touristes curieux venus se promener dans le coin. Jusqu’au bout, la star internationale, qui a donné à la musique du monde ses lettres de noblesse populaire avant même les papys du Buena Vista Social Club, est restée une femme aux goûts simples… et gourmands, pour ne pas dire goulus. Jose Da Silva, le directeur du label Lusafrica, évoque ce showcase, annulé à cause d’un de ces sandwichs à la grecque que la chanteuse adorait : « Cesaria était attendue à la Fnac des Ternes, l’attachée de presse, qui n’avait pas le temps de faire un détour pour acheter un sandwich, a pensé qu’elle patienterait… » La diva a patienté, et puis a fini par craquer : au beau milieu de la Fnac, devant la foule médusée, elle a soudain tourné les talons. « Votre artiste est en train de s’enfuir ! », s’est vu crier l’attachée de presse, qui lui a couru après, en vain : « Tout ce qu’elle a vu, c’est Cesaria trottiner au milieu des voitures et s’engouffrer dans le premier taxi venu ! »

José Da Silva, le manager et l’ami…. C’est lui qui l’a découverte en 1988, dans une boîte à Lisbonne, où le chanteur cap-verdien Bana avait invité quelques uns de ses compatriotes. Lui qui, le premier, l’a signée, alors qu’elle avait déjà 47 ans, puis révélée au public français, avec l’album Miss Perfumado et accompagnée depuis sur toutes les scènes du monde. Il gérait sa carrière, mais il prenait également très à cœur sa santé, qu’elle-même avait tendance à négliger. « Elle est tellement têtue », soupirait-il récemment. En 1999, il l’avait convaincue de profiter d’un séjour à Cuba pour subir un « check up complet ». L’artiste s’y était pliée de mauvaise grâce, persuadée que c’était inutile. Lorsque le docteur, à la fin, avait commencé par énumérer tout ce qui allait bien, elle avait regardé José Da Silva avec un sourire triomphant. « Bon, bien sûr, il y a ce diabète… », avait alors annoncé le spécialiste. Le manager n’oubliera jamais la réaction de sa protégée : « Cesaria s’est levée, furieuse, en faisant voler son dossier à travers la pièce, et elle partit en hurlant que les médecins cubains étaient des incompétents ! ».

Cesaria Evora, opérée à cœur ouvert en 2010, était donc cardiaque, diabétique et son taux de cholestérol jouait les montagnes russes. Certes, elle avait renoncé à l’alcool en 1994. Elle avait même arrêté de fumer pendant un temps. Mais c’était toujours la croix et la bannière pour lui faire prendre ses médicaments. « Son infirmière a pour consigne de rester dans la pièce jusqu’à ce qu’elle ait avalé ses cachets, mais Cesaria prend son temps et essaye de la gruger : une vraie gamine ! », se désespérait son manager il y a un mois. C’est pour cela, entre autres, qu’il était retourné au Cap-Vert il y a quelques jours. Pour s’assurer qu’elle ne tirait pas trop sur la corde et qu’elle n’abusait pas des batatinhas. Pour s’enquérir, également, des projets de Cesaria, qui souhaitait enregistrer de nouveaux morceaux. Trop tard. La petite princesse pauvre de Mindelo aura bu sa vie cul sec. « Pour réussir, il faut partir », disait-elle souvent. Autrement dit, partir du Cap-Vert, sans avenir pour un artiste, car sans infrastructures. Mais elle a fait son job : en donnant une identité aux îles confettis de l’Atlantique, elle a ouvert la route à la nouvelle génération d’artistes qui s’est engouffrée dans son sillage. Tito Paris, Teofilo Chantre, Tcheka… tous ces jeunes talents dont elle partagea l’affiche savent aujourd’hui ce qu’ils lui doivent.


Article publié le vendredi 18 avril 2014