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Abderezak Dourari, professeur des sciences du langage et de traductologie et directeur du CNPLET : «Revenir aux langues maternelles pour leur utilité constitutive de la personnalité de l’enfant» | REPORTERS ALGERIE

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Quoi de plus opportun en cet anniversaire du «20 avril» que d’aborder la problématique des langues maternelles. Sur cette question, l’Etat algérien a beaucoup avancé en termes de reconnaissance politique et institutionnelle, notamment depuis que Tamazight est langue nationale et officielle du pays. Il reste que leur prise en charge effective par l’appareil scolaire et leur enseignement dans les écoles de la République reste encore à performer. C’est valable pour le berbère, mais c’est aussi valable pour l’arabe algérien ou le maghrebi, selon l’appellation des linguistes, dont Abdou Elimam : des langues qui restent minorées et en dehors de la sphère officielle en contradiction avec l’usage social et une demande portée par des chercheurs et des intellectuels à l’exemple du journaliste et chercheur Mehdi Berrached et d’un grand nombre de sociolinguistes algériens et marocains pour ce qui concerne la sphère maghrébine. En fait partie également Abderrazak Dourari qui affirme que l’ensemble des travaux universitaires dans ce domaine souligne l’importance de la langue maternelle dans l’apprentissage des contenus scolaires et la nécessité de rentabiliser les savoirs linguistiques, culturels et sociaux acquis avant l’école pour un meilleur apprentissage des langues étrangères et des connaissances à l’école. Entretien.

Propos recueillis par Milina KouaciReporters : Le centre national pédagogique et linguistique pour l’enseignement de tamazight (CNPLET) consacre le 12e numéro de sa revue scientifique Timsal à la question des langues maternelles et leur place dans la société et dans les cursus scolaires. Où en est le débat actuellement sur les langues maternelles à l’échelle mondiale et en Afrique ?Abderezak Dourari : Sur les plans mondial et africain, il n’y a pas véritablement de débat à caractère sociopolitique sur la question des langues maternelles. Les nations n’ont pas toujours un trouble identitaire tenace comme beaucoup de pays dits arabes. Ils privilégient dans leurs politiques éducatives plutôt des attitudes fondées sur la science. Par conséquent, nous avons ailleurs plutôt des analyses et des études avancées dans la production de connaissances scientifiques à partir des neurosciences d’une manière plus particulière, à partir de la sociodidactique et de la sociolinguistique et d’un ensemble de données scientifiques accumulées dans le cadre du cognitivisme et du constructivisme. Ces études relèvent le rôle de la langue maternelle dans la construction de l’individualité de l’enfant. On sait que c’est à partir de l’âge fœtal qu’un enfant commence à apprendre sa langue maternelle et à réagir aux comportements de sa maman. Par la suite, sa naissance au monde des humains et social lui permet de renforcer quelques connaissances premières acquises dans sa langue maternelle et qui lui permet, pour la première fois, d’interroger le monde et de conceptualiser ce monde extérieur à lui-même en commençant à constituer ses connaissances via sa langue maternelle ou première.Une langue première contient les premières connaissances linguistiques, mais aussi les premières connaissances culturelles de ce monde. Le psychisme d’un individu se forme à partir de sa langue maternelle. D’ailleurs, la Banque mondiale a prouvé que l’apprentissage des autres savoirs encyclopédiques ou linguistiques scolaires par le biais de la langue première est plus facile et plus accessible aux apprenants. A titre d’exemple, si l’on prend un échantillon d’enfants auxquels on enseigne des connaissances scolaires en langue maternelle et un autre groupe auquel on enseigne les mêmes connaissances dans une langue étrangère, on trouvera que le premier groupe à qui on dispense des cours avec sa langue maternelle réalise des réussites scolaires beaucoup plus percutantes et plus visibles que l’autre groupe.

Dans les pays de l’Afrique subsaharienne, la question linguistique est moins idéologisée que chez nous. Le continent dispose d’une Académie, l’Académie africaine des langues, dont le siège est au Mali. Elle est une institution qui relève de l’Union Africaine, et qui n’est pas toujours libre de ses choix. On y trouve, cependant, que la plupart des pays africains sont en train de travailler sur leurs langues maternelles d’une manière très consciencieuse, en leur destinant des budgets relativement conséquents pour leur développement et leur épanouissement ; car comprendre les langues maternelles et les décrire pourraient permettre aux linguistes de mener des opérations de planification linguistiques délicates y compris l’établissement de ponts entre elles, dans le cadre du même Etat, chaque fois où cela est linguistiquement et socio-linguistiquement possible, etc. Le multilinguisme et le multiculturalisme subséquent sont acceptés comme une donnée naturelle historiquement attestée.En Afrique subsaharienne et dans le monde, on consacre des efforts et de l’argent pour développer les connaissances scientifiques, plus particulièrement les connaissances sur les langues maternelles et leur apport à l’édification psychique, affective et émotionnelle de l’individu et la plénitude de son épanouissement ultérieur dans la société afin qu’il socialise directement et rapidement dans le médium qu’il maîtrise le mieux.Mais, en Algérie, il y a un grand problème qui relève de l’idéologie d’Etat et de certains lobbies qui sévissent depuis longtemps, avant l’Indépendance -idéologie liée au complexe impensé de l’implantation de l’idéologie arabo-islamique. L’implantation de la religion musulmane et de la langue arabe classique dès le VIIIe et IXe siècle de l’ère chrétienne dans les sphères gouvernantes, et les dynasties amazighes régnantes de l’Afrique du Nord avaient elles aussi adopté cette trame identificatoire qui s’imposait historiquement comme phénomène total.Le désir identificatoire fort aux nouveaux concepts a mené à une espèce de négligence des langues maternelles des habitants d’Afrique du Nord due à une confusion entre la langue maternelle/première, la langue de la liturgie et de l’administration et la religiosité musulmane.La question est posée, ailleurs, en dehors du cadre idéologique, mais chez nous, elle est perçue nécessairement, et dès le départ, à travers le prisme déformant de l’idéologie. Ce qui donne lieu à un impact négatif sur la perception et les représentations de ces langues maternelles par leurs propres locuteurs. D’aucuns constatent que l’Ecole algérienne forme plus à l’échec qu’à la réussite. Pourtant, l’Etat algérien a toujours eu le souci de former et de donner une chance à tous les enfants jusqu’à l’âge de 16 ans (cycle obligatoire) de se former dans une école publique et gratuite. Aujourd’hui, la mission de l’école publique ne consiste plus à se contenter de la formation quantitative, mais de la qualité de ce qu’on forme. Et la meilleure manière de rentabiliser le temps scolaire est celle qui consiste en la fructification des savoirs déjà acquis par l’enfant avant l’école.Est-ce que les chercheurs et linguistes du domaine travaillent de concert pour mieux consolider les acquis scientifiques en la matière ?Les linguistes et les chercheurs concernés par le domaine des langues maternelles/premières, que ce soit leur description linguistique ou par l’exploitation pragmatique de ces langues dans divers domaines d’utilité, sont disponibles chez nous dans des disciplines diverses, malheureusement ils ne travaillent pas ensemble en réseau de neurones, comme diraient les informaticiens, pour produire des connaissances innovantes ou leur application.Nous disposons de connaissances fondamentales dans ce domaine qui constituent un acquis scientifique très solide et qui remonte à un certain temps. On sait déjà que les processus d’acquisition des langues maternelles ne sont pas les mêmes que les processus d’apprentissage des langues étrangères ou secondes.La première langue est acquise de manière différente des autres langues apprises à l’école et qui sont toutes traitées comme des langues secondes, quels que soient leur proximité ou leur éloignement du milieu social. Les processus concernant les langues maternelles s’appellent des processus d’acquisition et ceux concernant les langues secondes sont appelés processus d’apprentissage. Les didacticiens font une différence claire entre la langue maternelle et les processus de son acquisition, qui sont des processus liés au milieu familial et au développement de l’intelligence de l’enfant, mais liés aussi à l’intellection exercée par le cerveau de l’enfant sur le monde qui l’entoure et le contexte matériel ou social dans lequel il évolue. Un contexte qui peut favoriser pratiquement l’acquisition rapide de la langue maternelle, à un niveau supérieur, ou alors un contexte lacunaire, sans aller jusqu’à affirmer pour autant qu’il y aurait un appauvrissement du contexte social et culturel qui pourrait induire des problèmes scolaires très graves (Basil Bernstein). Nous avons un peu de ça, mais pas en totalité.Où réside l’importance de la langue maternelle dans l’enseignement des langues et dans l’apprentissage ?L’enseignement en/des langues maternelles, dans les premières années de scolarisation, permet un passage progressif de la situation de l’enfant dans la sphère familiale – où la langue maternelle est utilisée comme moyen de communication, de connaissance et de reconnaissance, qui institue l’enfant comme acteur dans son milieu social réduit, dans un climat sécurisant – vers une situation où l’enfant est confronté à l’apprentissage de connaissances et des contenus pédagogiques scolaires nouveaux, plus élaborés et plus complexes et dans une autre langue inconnue. D’une manière souple et moins traumatisante. Un enfant, quand il est scolarisé, subit une rupture affective avec son milieu familial protecteur et confortable. C’est un micro-univers dont il maîtrise les repères. Il passe désormais de la microsociété fermée et limitée en nombre, constituée par sa famille, vers une société plus large, celle de l’école et des contacts sociaux globaux. Cette rupture est traumatisante, surtout si l’on compliquait cette situation émotionnelle pénible par une rupture de l’outil de communication essentiel que constitue sa langue maternelle. Ce sont ces ruptures, qui surgissent brutalement avec l’entrée de l’enfant à l’école, qui rendent l’apprentissage plus ardu. L’enfant va jusqu’à manifester des signes qui renvoient à une espèce d’angoisse, de se sentir complètement dénudé et de se retrouver sans protection en sortant de son milieu familial allant à l’école pour se heurter à un monde inquiétant. Des signes de somatisation sont souvent constatés sur le comportement de ces enfants qui se sentent dans l’insécurité loin de leur milieu familial.Il nous semble intéressant et très utile d’adopter les connaissances développées dans le cadre de la psychologie cognitive, dans le socio-cognitivisme d’une manière générale, dans les neurosciences et la neurolinguistique, dans la sociolinguistique, la socio didactique, afin d’améliorer les rendements de l’enfant scolarisé.L’application de ces connaissances scientifiques aura pour effet d’améliorer le rendement scolaire et des performances de notre système éducatif d’une manière générale, car le citoyen que nous devons former pour le futur doit être un citoyen suffisamment bien formé dans tous les domaines, et être psychologiquement un être épanoui, sûr de lui-même, et non pas une personne fragilisée. En Algérie, nous avons des travaux universitaires, faits par des linguistes, des sociolinguistes, des didacticiens… qui soulignent l’importance de la langue maternelle dans l’apprentissage des contenus scolaires et de la nécessité de rentabiliser les savoirs linguistiques, culturels et sociaux acquis avant l’école, pour un meilleur apprentissage des savoirs scolaires encyclopédiques d’une manière générale.Quid de l’enseignement de tamazight en Algérie ?Je pense qu’il est judicieux de parler de l’enseignement de toutes les langues maternelles du pays. Outre les variétés de tamazight, qui est une langue polynomique, nous avons aussi l’arabe algérien maternel avec une variation régionale très limitée, et assez faible en termes lexical et phonétique notamment. Pour le cas de l’arabe algérien, il y a un fait linguistique et sociolinguistique très important. C’est une langue parlée et comprise par tous les citoyens sur le territoire national, et comprise aussi au Maroc et en Tunisie. On constate ainsi la force symbolique et communicationnelle de cette langue maternelle qui, en réalité, devrait constituer un capital savoir assez important pour former les futurs habilités et compétences de nos concitoyens et enfants et futurs cadres de cette nation qui a besoin de se défendre en tant que telle au regard des autres nations et Etats du monde.C’est à nous, en tant que peuple, nation et Etat d’être forts et de nous renforcer à travers la formation de nos futures élites et cadres et de nous renforcer face aux autres nations. Personne ne le fera à notre place et l’idéologie de repli sur soi contraire aux acquis scientifiques les plus sûrs est une impasse qui coûte cher.Il y a deux grandes familles de langues maternelles en Algérie : la famille de l’arabe algérien, parlé par la grande majorité de la population algérienne. Il ne faut pas oublier que, lorsque deux Algériens se rencontrent et que l’un d’eux ne parle pas la variété de l’autre, on se replie sur l’arabe algérien. C’est la langue algérienne la plus utilisée et maîtrisée dans la communication sociale et dont les écarts dans la variation régionale, au niveau structural (syntaxe, grammaire, phonologie) est limitée.La deuxième famille de langues est bien la langue tamazight polynomique. Elle est constituée de plusieurs variétés régionales non nécessairement intelligibles les unes aux autres. Son enseignement a été mis dès le départ sur une base méthodologiquement problématique, car la norme linguistique à enseigner n’était pas, ou a été mal définie ; comme il en a été pour l’enseignement de l’arabe scolaire, qui lui aussi est parti sur une fausse base, en considérant que cette langue était la langue maternelle des Algériens ! Ce qui est faux et c’est ce qui explique en partie l’échec relatif de cet enseignement.En partant sur une espèce d’imitation inconsciente du processus d’arabisation, les militants de tamazight ont voulu d’emblée unifier la langue. L’objectif, selon eux, est de faire communiquer les habitants de l’Afrique du Nord dans une même langue dite «tamazight». Au Maroc, l’Institut royal de la culture amazighe (IRCAM) est parti sur cette inclination idéologique généreuse et désirait instaurer un «amazigh standard» ; une expérience menée depuis 2003, qui a montré ses limites parce que cette variété créée en laboratoire n’est comprise par personne et n’a aucune fonctionnalité sociale.En Algérie, on a voulu fabriquer un tamazight artificiel promis pour être la langue du domaine formel pour tous les amazighophones algériens, et ce, au-delà de la variation réelle et régionale qui n’est pas seulement linguistique, mais aussi sociolinguistique ; ce qui entraîne des considérations culturelles et anthropologiques assez profondes. Je pense que tous les linguistes sérieux, comme Salem Chaker et d’autres, sont d’accord sur cette perspective consistant à aller courageusement vers la valorisation et le développement des variétés régionales réelles de tamazight.Il y a donc une prise de conscience sur l’importance de l’usage des langues premières dans le système éducatif…Absolument. Depuis un certain temps, beaucoup de linguistes, sociolinguistes et didacticiens du domaine de tamazight se sont éveillés à la nécessité de l’enseignement des variétés. J’ai espoir qu’il y aura une révision des programmes de licences de l’enseignement de tamazight pour aller résolument vers les variétés maternelles/premières, et cette révision des programmes d’enseignement devrait aussi s’accompagner d’une production de manuels scolaires beaucoup plus spécialisés dans le sens où le manuel scolaire ne peut contenir une seule «langue tamazight» pour tout le monde, mais une variété de langues pour chaque région. Nous n’avons pas d’alternative, c’est l’histoire et la nature qui nous ont fabriqués ainsi, et l’Algérie et les Algériens sont le résultat de ce processus historique très long et très complexe. C’est ce qu’on appelle une formation sociale et historique.Il faut revenir nécessairement à une position plus juste du point de vue linguistique et sociolinguistique, qui consiste en l’enseignement et l’étude des variétés régionales telles qu’elles sont dans leur milieu naturel et culturel avec leur potentiel anthropologique. Et c’est en développant chacune des variétés régionales qu’on pourrait construire progressivement, si c’est nécessaire, s’il y a une demande sociale dans ce sens, une convergence. Malheureusement, le processus engagé, aujourd’hui, est un processus inverse partant de l’idée de fabriquer une langue en laboratoire, la généraliser et l’imposer à tout le monde. Certaines instances officielles ont fait en sorte d’imposer une langue artificielle en disant, comme les tenants de l’arabisation, que l’individu devrait servir la langue, alors que ce n’est pas l’individu qui est au service de la langue mais bien le contraire ; c’est la langue qui est au service de l’individu.Ce que je préconise est de revenir aux langues maternelles pour leur utilité constitutive de la personnalité de l’enfant, en tant que posture intellectuelle générale qui nous permettra de mieux comprendre notre milieu. J’appelle à un retour vers l’enseignement des variétés maternelles de tamazight, en tenant compte de la variation interne dans ces variétés. Ceci ne doit pas être interprété comme une volonté d’éclatement de la sphère linguistique amazighophone, bien au contraire, c’est une reconstitution à partir de la réalité, et non pas une construction idéologique capricieuse qui ne mène nulle part, ou mène vers l’impasse, comme l’avait fait, mutatis mutandis, l’arabisation monolingue.Le travail doit être amorcé par le recueil des corpus réels tels que la langue est utilisée dans son milieu pour ensuite fabriquer des bases lexicales informatisées à entrées multiples, multivariétés, pour voir progressivement si un besoin de construire une convergence entre ces différentes variétés se fait sentir. L’enseignement de tamazight maintenant doit être remis sur des fondements scientifiquement admis pour garantir sa réussite.


Article publié le mardi 20 avril 2021
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