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8 mars 2009 : Suzanne Dracius

Je vis sur un volcan. La nuit dernière, Fort-de-France était à feu et à sang. De chez moi j’entendais comme des coups de canon, jusqu'à l’aube (sans doute ce que l’on appelait les « lance-patates » en Mai 68)… En tout cas, lacrymo à gogo. Une dizaine de blessés, magasins éventrés, voitures brûlées… Un vrai mercredi des Cendres. Voilà où ça mène, d’exaspérer les gens en refusant de céder d'un poil dans les négociations — et en gâchant le Carnaval ! Car la Martinique est en grève générale depuis plus de trois semaines.
Je vis sur un volcan. Volcanique et calazaza, j’ai le sang du Noir qui coule en moi, mêlé au sang du Blanc et à tant d’autres encore : je suis 100 pour cent métisse, sacré paradoxe, si l’on se souvient qu’un tissu doit être 100 pour cent coton, sinon il est appelé « métis », dès qu’il est mélangé ! 100 pour cent sang-mêlé… Or un béké de 82 ans — et non des moindres, l’industriel le plus puissant de l’île — vient de tenir, devant une caméra de télévision, des propos hallucinants, méprisants à l’égard du métissage et nostalgiques du bon vieux temps de l’esclavage : « Quand je vois des familles métissées, enfin, des Blancs avec des Noirs, les enfants sortent de couleurs différentes, il n’y a pas d’harmonie. Il y en a qui sortent avec des cheveux comme moi, il y a d’autres qui sortent avec des cheveux crépus dans la même famille avec des couleurs de peau différentes. Moi je trouve pas ça bien. On a voulu préserver la race. » Et d’arborer, avec une arrogance satisfaite, l’arbre généalogique regroupant les familles békées de Martinique, qui, selon lui, descendraient toutes d’un certain Jean Assier arrivé dans l’île en 1650. À propos de l’esclavage — qu’il n’a pas connu de son vivant, puisqu’il fut aboli en 1848 —, le vieux béké se lâche : « Les historiens exagèrent un petit peu les problèmes, ils parlent surtout des mauvais côtés de l’esclavage, mais il y a des bons côtés aussi, c’est où je suis pas d’accord avec eux ; il y a des colons qui étaient très humains (allez !), avec leurs esclaves, qui les ont affranchis, qui leur donnaient la possibilité d’avoir un métier, des choses… »
J’aimerais lui lancer en pleine face, pour toute réponse, à ce visage pâle agressivement fier de l’être, l’inauguration de Barack OBAMA, métis porté aux commandes de la première puissance mondiale, quitte à ce qu’il n’y trouve « pas d’harmonie » !
Quand Barack OBAMA plafonne à 500000 dollars par an les salaires des patrons d’entreprises renflouées et limite les « parachutes dorés » prévus en cas de rupture de leur contrat, on peut rêver un miracle similaire en Martinique, où nous sommes en grève contre la vie chère et l’exploitation outrancière, parce que trois grandes familles békées possèdent 40 pour cent des grandes surfaces de l’île, et que les békés, qui constituent moins de 1 pour cent de la population, possèdent 52 pour cent des terres agricoles et 90 pour cent de l’industrie agro-alimentaire. Grâce à ce monopole, cet oligopole, les békés fixent leurs tarifs, et les Antillais, clientèle captive comme au temps de la plantation où ils ne pouvaient acheter que dans la boutique de l’habitation avec des caïdons, ne peuvent choisir qu’entre des produits chers, d’autant plus que les deux premiers importateurs de l’île sont les deux mêmes békés propriétaires de supermarchés.
Au moment même où il voulait se faire passer pour un noble descendant de colon plein de mansuétude, le béké sénescent a frappé d’un revers de main brutal son chien qui s’était approché du « précieux » document pour renifler les miasmes d’une race soi-disant « pure »... J’ai moi aussi été frappée. Sa violence en disait long sur la manière dont il pouvait traiter « ses nègres » ! Il y a de quoi flairer les relents suspects d’un mensonge éhonté : contrairement à ce que dit ce béké, qui déclare « En 1635, des nobles français colonisent l’île de la Martinique… », il n’y eut guère d’aristocrates parmi les premiers colons, à peine 10 pour cent ! Et encore, c’étaient des cadets de famille, c’est-à-dire n’ayant pas le droit d’aînesse, sans titre et désargentés. Cependant, de même que les békés descendent de serfs et de péripatéticiennes, la majorité des esclaves noirs n’étaient pas fils de rois — même s’il a pu y avoir, ici ou là, un prince vaincu qui a dû faire partie du bois d’ébène, tel Bug Jargal dans le roman éponyme de Victor Hugo —, ni les Indiens fils de maharadjahs, ni les Chinois fils d’empereurs, ni les Syriens fils de cheikhs. Nous sommes tous des bâtards, comme le démontrait le guyano-martiniquais Bertène Juminer dans son roman du même nom. Faisant fi des fantasmes et complexes de panoplie ou autres préjugés raciaux, il importe pour nous, désormais, d’assumer notre bâtardise et de fonder enfin une société postraciale, en vertu du magistral discours de Philadelphie de Barack OBAMA.
L’esclavage étant reconnu crime contre l’Humanité depuis 2001, les propos d’Alain Huyghues-Despointes dénotent non seulement une inculture patente et une mauvaise foi flagrante, mais relèvent du négationnisme et du révisionnisme pur et simple. J’ai, avec quelques amis — une dizaine, au début, mais le nombre de plaignants enfle de jour en jour —, porté plainte contre ce monsieur pour délit d’apologie de crime contre l’humanité et pour incitation à la haine raciale, faits prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881. (Nous verrons quelle suite lui sera donnée par la justice locale, composée exclusivement de juges blancs…)
Ainsi l’algarade du béké face à l’avènement de Barack OBAMA — non seulement afro-américain au sens propre, mais métis — m’a-t-elle également inspiré un poème en octosyllabes et alexandrins par provocation et défi, en singe savant que l’on nous accuse d’être et qui attaque l’ennemi sur son propre terrain avec ses propres armes, puisqu’il paraît qu'avec le métis « il n'y a pas d’harmonie », alors en voilà, de l’harmonie ! Des acrostiches on ne peut plus académiques (c’est-à-dire des vers formant BARACK et OBAMA lus verticalement), en référence à Césaire qui écrivait à Depestre « Marronner ! Il faut marronner ! » en lui recommandant de s'écarter des règles classiques, rimes et autres contraintes de versification prônées par Aragon. Je marronne de l'intérieur, à l'intérieur des règles : plus je les respecte en apparence, plus je m'en affranchis en profondeur. Écrire au féminin pluriel, d’une plume engagée mais surtout dégagée et même gagée au sens créole, c’est-à-dire habitée d’une force enthousiaste, mue par une philosophie obamanienne, axée vers un idéal postracial. (En tant que femme j’apprécie l’hommage que Barack OBAMA rend à l’intelligence de son épouse Michelle, qui n’est pas réléguée au rang de potiche.)
Plusieurs mois avant l’élection d’OBAMA, premier métis président des États-Unis, j’avais publié Exquise déréliction métisse , dont le titre en oxymore synthétise ma démarche polymorphe, non seulement esthétique, en matière d’effets stylistiques et autres figures rhétoriques que j’affectionne sans affectation, mais aussi fervente, ardente d’intentions multiples, ainsi qu’en témoignent les divers sens d’exquis, du latin exquisitus, signifiant non seulement délicieux, mais recherché, rare, prisé. Tel est le métissage, qui subit cependant, en ce monde, la totale déréliction, un abandon profond, ne serait-ce que parce qu’il était, d’une part, nié par les lois raciales stipulant qu’une goutte de sang noir suffit à faire d’un métis un nègre, et parce que, d’autre part, il est, de nos jours, contesté par les tenants d’une afrocentricité qui clame : « Où sont les royaumes métis ? Où sont les rois métis ? On connaît les grands royaumes noirs, les grands rois nègres, pas les rois métis ! » Eh bien je connais — le monde connaît — un président métis, et non des moindres : l’homme le plus puissant du monde est métis. Or pour moi monarchie rime avec esclavagisme en une discordante assonance, car seules des Révolutions surent abolir l’esclavage. Voilà où ma poétique rejoint le politique, non p


Article publié le jeudi 5 mars 2009