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Sadok Hammami, membre du Conseil de presse et maitre de Conférences à l’Ipsi, à la presse : «Les acteurs politiques décrédibilisés par leur omniprésence dans les médias» | La Presse de Tunisie
Membre du Conseil de presse et maître de conférences à l’Institut de presse et des sciences de l’information (Ipsi), Sadok Hammami a focalisé ses recherches et ses études ces dernières années sur la communication politique. Il est l’auteur de plu- sieurs articles scientifiques et contributions dans des ouvrages collectifs traitant des transformations de la sphère publique, du réseau Facebook, de la violence à l’égard des femmes dans les réseaux sociaux et des pratiques journalistiques. Il vient de publier dans la Revue tunisienne de science politique un article fort intéressant intitulé : «Les élections 2019 ou les apories de la nouvelle communication politique». Il y décrypte les stratégies d’accès au pouvoir d’acteurs politiques, dont Kaïs Saïed, Nabil Karoui et Abir Moussi. Photo : Belhassen Lassoued Vous êtes de temps en temps invité à la télévision pour parler de la situation des médias dans le contexte de la transition démocratique. Ce format d’émissions de débat télévisuel convient-il vraiment à l’universitaire- chercheur que vous êtes ? La logique des médias consiste à inviter des universitaires pour parler de questions relatives aux médias et au journalisme, mais ce dispositif ne permet pas d’approfondir sa réflexion, ni d’exposer de façon étayée ses idées, approches, réflexions et enquêtes. D’autant plus que le temps de parole y est limité. Ces débats ne cherchent pas en réalité à expliquer de façon profonde les vrais enjeux auxquels font face les médias dans la situation actuelle.

Comment expliquez-vous ce paradoxe que la liberté d’expression, acquise à la faveur de la révolution, n’a pas favorisé l’émergence de contenus de qualité dans la majorité des médias tunisiens ? J’ai évoqué ce paradoxe dans certains de mes écrits, notamment dans une étude publiée dans la Revue tunisienne de communication en 2014. En fait, un journalisme de qualité exige la présence de plusieurs conditions : la formation, une certaine gouvernance des rédactions, mais aussi les stratégies des nouvelles élites politiques qui dirigent ce pays depuis 2011. Ces acteurs, y compris l’ancienne opposition à Ben Ali, considérant toujours les médias comme un instrument d’accès au pouvoir et à l’opinion publique reproduisant cette vision instrumentale de la presse comme avant 2011. C’est ce qui explique le refus d’introduire des réformes sur le système médiatique que ce soit par les partis modernistes, tels Nida Tounès et Tahya Tounès,ou encore par les partis conservateurs comme le mouvement Ennahdha. On ne voit pas cette thématique apparaître non plus dans les discours, ni dans les programmes et agendas des formations de gauche. La qualité repose donc sur de nombreux facteurs, dont des entreprises de presse fortes qui s’appuient sur un management de qualité susceptible d’offrir aux journalistes les ressources nécessaires pour effectuer leur travail dans les règles de l’art. De leur donner entre autres le temps nécessaire pour pro- duire des contenus respectueux des standards professionnels. Comment peut-on parler de qualité quand des jeunes journalistes travaillant dans des sites web sont obligés d’écrire six à sept papiers par jour pour satisfaire leurs patrons ? Comment peut-on également parler de déontologie dans ces situations extrêmes ? Ils sont poussés à produire ce qu’on appelle du «fastjournalism», rapide, superficiel, reprenant sou- vent les communiqués de presse et la communication des politiques. Ils n’ont aucun moyen de vérifier l’information qu’ils publient. Malheureuse- ment depuis 2011, la stratégie médiatique tant des experts que des politiques s’est focalisée uniquement sur la réforme juridique. On a oublié ou esquivé par conséquent la réforme organisationnelle des entreprises médiatiques. Une des manifestations de cette contradiction ou de ce paradoxe consiste dans le fait que des rédactions, y com- pris dans les médias publics, fonctionnent aujourd’hui sans aucune autorégulation ou avec des chartes pure- ment formelles. Des chartes développées pour promouvoir une image de marque unique- ment. Résultat : il y a parfois des dérives… On découvre que ces dérives ne viennent pas seulement des politiques lorsqu’ils interviennent dans les médias, audiovisuels notamment, mais plutôt des rédactions elles-mêmes.

Où en est-on avec le Conseil de presse tunisien récemment créé mais dont on entend très peu parler ? Il existe. Son processus de création a été très long et très complexe. Malheureuse- ment, il ne dispose pas pour le moment de tous les moyens pour assurer ses diverses missions.

Dans votre article sur «Les élections 2019 ou les apories de la nouvelle communication politique», vous décryptez la communication de plusieurs candidats aux dernières législatives et présidentielles. Peut-on dire que la télévision garantit la victoire des candidats par la visibilité qu’elle leur offre ? On insiste souvent sur l’importance des réseaux sociaux et sur le fait que Facebook soit devenu un outil central dans la compétition politique. Tout cela est vrai. Les sondages et les études quantitatives, même si elles ne sont pas très nombreuses, montrent que la télévision incarne encore un dispositif de choix, essentiel et central dans ce qu’on appelle la communication politique. A savoir les techniques et les mécanismes qu’utilisent les acteurs politiques pour accéder au pouvoir et le conserver en essayant d’influencer l’opinion publique et d’améliorer leur image auprès de leurs électeurs potentiels. La télé- vision, y compris publique, fonctionne souvent comme un des relais de l’élite poli- tique. Ce qui explique d’ail- leurs que la télé nationale n’ait fait l’objet d’aucune forme de réforme. L’interview de Rached Ghannouchi, que je qualifierais d’outil de relations publiques, donnée à la TV publique le 8 novembre der- nier, qui a dépassé une heure de temps, en est le parfait exemple. Cette interview n’a pas été par la suite objet de débat, ni d’évaluation. Youssef Chahed a également usé de la télévision dans sa confrontation avec Béji Caïd Essebsi et surtout avec son fils, Hafedh Caïed Essebsi.

Mais la télévision grossit également les défauts des candidats, aggravant leur trac et dramatisant leur déficit de confiance en soi ou de talents oratoires. Et pouvant aller jusqu’à massacrer certains prétendants à la présidentielle, comme nous l’avons constaté à l’issue de la «munathara», débat télé- visé entre les candidats à la présidentielle. N’est-elle pas une arme à double tranchant ? La télé a, c’est vrai, un effet boomerang. Dans cet article sur les élections 2019, j’explique que la communication politique, à savoir la recherche de la visibilité à tout prix, a quelque part entraîné la crise du politique. Leur omniprésence dans les médias a décrédibilisé les acteurs politiques en donnant d’eux l’image de personnes qui parlent continuellement mais sans agir réellement. Kaïs Saïed a compris cela et a échappé à ce piège du candidat réduit à un discours, à une parole. En outre, la télévision impacte la politique. Il existe tout un courant de recherche dans les sciences politiques et les sciences de l’information qui étudie ce qu’on appelle «la médiatisation de la vie politique». En fait, parmi les effets pervers de la TV : sa tendance à favoriser «la politique spectacle». Il s’agit de transformer la politique en show, en arène où des poli- tiques viennent se battre et se déligitimer réciproquement. La politique est du coup réduite à une présence télévisuelle, à l’art rhétorique, à une forme, à une coquille vide sans vrai contenant.

A l’origine Kaïs Saïed n’a- t-il pas profité de ses pas- sages télévisuels lors de la Constituante pour se faire connaître du public ? Comment expliquez-vous sa conquête du pouvoir ? Kaïs Saïed représente un cas complexe. Il a accédé à l’opinion publique à travers la stratégie de la télévision, qui consiste à produire des «experts». Kaïs Saïed s’est retrouvé souvent convié à la télévision pendant la rédaction de la Constitution grâce au fait qu’il était disponible à ce moment-là. Je me suis d’ailleurs posé la question : «Comment crée-t-on l’expert ?». Et selon une petite enquête menée auprès des journalistes, je me suis rendu compte que ceux-ci travaillant sous la pression de l’actualité et dans l’urgence, le critère primordial pour eux est la disponibilité de l’invité. Vous savez, il y a des personnes qui gardent leurs téléphones tou- jours ouverts et qui sont prêts à tout moment à répondre aux questions des journalistes. Nous savons qu’il existe un nombre incalculable de professeurs de droit constitutionnel, probablement aussi compétents sinon beaucoup plus chevronnés que Kaïs Saïed. Or soit ils ne sont pas accessibles pour les journalistes, soit ils ne cherchent pas la visibilité, soit ils s’expriment mal en arabe. Kaïs Saïed a à la fois profité de sa présence à la télévision entre 2011 et fin 2013 tout en se révélant assez intelligent pour rompre avec la communication politique conventionnelle en 2019. Il a refusé l’allocation publique à laquelle il a légalement droit en tant que candidat, il n’a pas mobilisé non plus une campagne d’affichage, ni exploité la Toile et les réseaux sociaux, ni engagé une équipe de coachs en communication politique, ni toutes ces ressources et moyens investis dans la campagne par ses autres concurrents. Kaïs Saïed a en fait bénéficié dans une première phase du rôle de promoteur d’image que peut jouer la TV, ensuite il s’est interdit dans une seconde phase de son itinéraire de côtoyer les politiques dans des émissions de débat, où on ne l’a jamais vu. Il ne voulait pas être contaminé par le dis- crédit que produit ce dispositif sur les acteurs politiques. Je pense que KS a agi ainsi intuitivement, sans recourir à des conseillers. Il a saisi que trop de communication, tuait la communication. C’est en cela que l’homme a développé au lieu d’un programme et des promesses électorales, un «éthos » présidentiel, un concept de la philosophie grecque inventé par Aristote dans son ouvrage La Rhétorique, qui se traduit par la personnalité présidentielle ou encore par son «corps symbolique». Pierre Rosanvallon, politiste français, explique l’image d’un homme politique par sa capacité à incarner un certain nombre de valeurs. Et Kaïs Saïed a fini par représenter un personnage honnête, droit et intègre, en un mot Monsieur «propre», porté aux nues par les jeunes comme un individu radicalement différent des «politicards», un homme qui incarne plutôt le peuple. KS parle aujourd’hui, à tort ou à raison, au nom du peuple. Il est convaincu que le peuple s’incarne dans son corps et dans sa voix. Le phénomène KS mérite encore plus d’étude et de décryptage.

La montée d’une personnalité aussi atypique que celle de Kaïs Saïed, ou encore celle de Safi Saïd, ne coïncide-t- elle pas avec l’air du temps ? Le temps des populistes ? Ces personnalités, y compris Abir Moussi, sont le symptôme de ce qu’on peut appeler tant une crise de la représentation politique, qu’une crise de la représentation médiatique. En fait, les Tunisiens ne se reconnaissent plus dans les élites politiques « traditionnelles », qui ont occupé l’espace poli- tique et médiatique depuis 2011. Nabil Karoui aussi et dans une certaine mesure fait partie de ces personnalités- là. Il a bâti sa communication sur les récits des petites gens dont il va à la rencontre afin d’apparaître comme un homme politique, qui bouge et agit. En opposition à un personnel politique sous l’emprise de la parole, de la rhétorique et de la forme. De son côté, Abir Moussi tire la force de son éthos et de sa personnalité de son action sur le terrain. Or paradoxalement encore une fois, ces nouveaux acteurs politiques plébiscités par le public ont été promus par la télévision. C’est moins le cas d’Abir Moussi, qui a été souvent écartée du petit écran et qu’on a rarement vue dans les programmes de débat politique. Je ne sais pas si ce choix est intuitif ou plutôt dicté par des conseils ciblés. Moussi s’inscrit dans une logique populiste expérimentée ailleurs, notamment en Italie par le Mouvement 5 Etoiles, qu’on appelle la «désintermédiation». C’est-à-dire qu’elle passe outre les médias traditionnels, préférant s’adresser directement à l’opinion publique via Internet. Trump a fait la même chose, en s’op- posant à l’élite, il désactive la fonction des journalistes, tout en se présentant comme l’incarnation du peuple. La femme ou l’homme politique dans ce cas se prétend être en fusion avec le peuple, donc n’ayant plus besoin d’intermédiaires pour entrer en contact avec l’opinion publique. C’est une stratégie extrêmement efficace. Mais les limites des populistes apparaissent avec l’épreuve de l’exercice du pouvoir lorsqu’on les appelle à agir véritablement sur la réalité. On demande par exemple aujourd’hui à Kaïs Saïed d’arrêter de critiquer les élites politiques et d’initier une politique étrangère ou encore d’organiser un dialogue national. Ce qu’il semble incapable de faire. Parallèle- ment, la déconfiture de Trump a commencé avec sa gestion désastreuse du coronavirus, lorsqu’il a commencé par faire du déni de la pandémie pour ensuite se révéler incapable de juguler la crise.

Entre les sit-in d’Abir Moussi, les «descentes» de la Coalition Karama et les colères de Kaïs Saïed, comment qualifieriez-vous le discours politique qui prévaut aujourd’hui ? Est-ce le règne des politiques des passions ? Pour évoquer de nouveau Abir Moussi, celle-ci a choisi comme slogan «Thawrat Attanwir», «la Révolution des lumières», qui fait référence à la philosophie des lumières du dix-huitième siècle. Ces lumières qui renvoient à l’origine à un citoyen rationnel, loin d’être mû par les émotions. Or, pour elle les lumières se résument dans l’emprise des passions. Dans mon étude publiée dans la Revue tunisienne de science politique, j’ai évoqué une notion fondamentale, qui pourrait expliquer la montée du populisme en Tunisie et ailleurs : le «ressentiment». Il s’agit d’une catégorie d’ana- lyse centrale aujourd’hui dans les sciences politiques. Les acteurs politiques sont à la fois la manifestation du ressentiment et ceux qui le nourrissent. Trump par exemple a profité du ressentiment des Américains vivant dans les zones rurales contre les élites de Washington, qu’ils accusent de ne pas les protéger de l’impact de la mondialisation. En Tunisie, s’est manifesté ces dernières années un ressentiment à l’égard de ce personnel politique qui s’est soucié uniquement de ses propres intérêts au lieu de faire avancer le pays. D’ail- leurs, la sociologie des motivations électorales explique que le vote populiste ne vient pas de la peur, synonyme de prudence, mais plutôt de la colère et donc de comportements totalement irrationnels. D’où la tendance des Tunisiens à voter ou à plébisciter dans les sondages des personnalités qui peuvent paraître comme assez «bizarres» car n’étant pas outillées pour gouverner. Kaïs Saïed n’a même pas occupé le poste de chef de département. Il n’a aucune expérience administrative.

Ce vote qui défie la raison va-t-il se poursuivre les années à venir ? Oui, on va probablement continuer à avoir des personnalités complètement atypiques à la tête de l’Etat !Je pense que cette logique va continuer à structurer le lien et l’organisation de la vie poli- tique en Tunisie.


Article publié le lundi 15 mars 2021
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